47
Frank
Frank était sous le choc – à tel point qu’Hazel dut crier son nom une bonne dizaine de fois avant qu’il se rende compte qu’Alcyonée se réveillait.
Il cribla le géant de coups de bouclier sur le nez jusqu’à ce qu’il se remette à ronfler. Pendant ce temps, le glacier s’effritait toujours, par pans, et le bord se rapprochait de plus en plus d’eux.
Thanatos glissa vers eux, porté par ses ailes noires, le visage serein.
— Ah ! dit-il avec satisfaction. Voilà des âmes qui partent. Qui se noient, qui se noient… Quant à vous, mes amis, vous avez intérêt à vous dépêcher, si vous ne voulez pas vous noyer vous aussi.
— Et… Percy ? demanda Frank, qui dut faire un effort pour prononcer le nom de son ami. Est-il… ?
— Trop tôt pour le savoir. Mais celui-là, là, fit Thanatos en jetant un regard méprisant à Alcyonée, vous ne pourrez jamais le tuer ici. Est-ce que tu sais quoi faire ?
Frank hocha la tête et bafouilla :
— Je crois que oui.
— Alors nous avons terminé, dit le dieu de la Mort.
Frank et Hazel échangèrent un regard inquiet.
— Euh, demanda Hazel d’une voix fragile, vous voulez dire que… que vous n’allez pas…
— Prendre ta vie ? Voyons voir…
Thanatos saisit un iPad noir comme jais qui s’était matérialisé dans l’air devant lui. Il tapota quelques instants sur l’écran, et Frank ne pouvait penser qu’à une chose : pourvu qu’il n’ait pas une application faucheuse d’âmes.
— Je ne te vois pas sur la liste, dit le dieu de la Mort. Pluton me donne des ordres spécifiques pour les âmes évadées, vous comprenez. J’ignore pourquoi, mais il ne m’a pas donné de mandat pour la tienne. Soit il considère que ta vie n’est pas finie, soit c’est une négligence. Si tu veux, je peux l’appeler et lui demander…
— Non ! s’écria Hazel. Ça va.
— Tu es sûre ? demanda le dieu de la Mort, plein de bonne volonté. J’ai la vidéoconférence, là-dessus. Je dois avoir son adresse Skype quelque part.
— Non, franchement. Merci, affirma Hazel, qui avait l’air soulagée d’un poids énorme.
— Greu, marmonna Alcyonée.
Frank lui donna un nouveau coup sur la tête.
Le dieu de la Mort leva le nez de son iPad.
— Quant à toi, Frank Zhang, ce n’est pas ton heure non plus. Il te reste un peu de carburant à brûler. Mais ne vous imaginez pas que je vous fais un traitement de faveur, ni à l’un ni à l’autre. Nous nous reverrons dans des circonstances moins agréables.
La falaise s’éboulait toujours et le bord n’était plus qu’à six mètres d’eux. Arion hennit avec impatience. Frank savait qu’il fallait partir, mais il avait encore une question à poser.
— Et les Portes de la Mort ? demanda-t-il. Où sont-elles ? Comment se ferment-elles ?
— Ah oui. (Une ombre de contrariété passa sur le visage de Thanatos.) Les Portes de Moi. Ce serait bien de les fermer, mais ce n’est pas en mon pouvoir, malheureusement. Et comment vous pourriez le faire, je n’en ai pas la moindre idée. Je ne peux pas vous indiquer où elles se trouvent au juste, car leur emplacement n’est pas seulement physique. Seule une quête permet d’y parvenir. Ce que je suis en mesure de vous dire, c’est que vous devez prendre Rome comme point de départ pour vos recherches. La Rome des origines. Il vous faudra un guide particulier – il n’y a qu’un seul type de demi-dieu qui soit capable de lire les signes qui finiront par vous mener aux Portes de Moi.
Des fissures se formèrent dans la glace, à leurs pieds. Hazel tapota Arion sur l’encolure pour réfréner son envie de décoller.
— Et mon frère ? demanda-t-elle. Nico est-il en vie ?
Thanatos lui adressa un regard étrange – teinté de compassion, bien que ce ne soit pas, a priori, une émotion que la Mort puisse comprendre.
— Tu trouveras la réponse à Rome. Il faut que je file à votre Camp Jupiter, à présent. J’ai l’impression que les âmes à faucher vont être vite nombreuses, là-bas. Bon vent, demi-dieux ! Nous nous reverrons.
Thanatos disparut dans une volute de fumée noire.
Les fissures de la glace s’élargirent aux pieds de Frank.
— Vite ! dit-il à Hazel. Nous devons emmener Alcyonée à quinze kilomètres d’ici, au nord !
Il grimpa sur la poitrine du géant et Arion partit comme une flèche en remorquant derrière lui Alcyonée – sans doute la plus hideuse luge que la planète ait jamais portée.
Le trajet fut bref.
Arion parcourait le glacier comme une autoroute, filait sur la glace, franchissait les gouffres d’un bond, glissait sur des pentes qui auraient fait l’envie des snowboardeurs les plus audacieux.
Frank n’eut pas besoin d’assommer le géant trop souvent, vu que sa tête ne cessait de heurter la glace. Il entendit Alcyonée à demi conscient chantonner : « … ding, ding, dong… »
Frank était sonné, lui aussi. Il venait de se transformer en aigle, puis en ours. Il sentait toujours un flux d’énergie le parcourir comme s’il était à mi-chemin entre l’état solide et l’état liquide.
Et ce n’était pas tout : Hazel et lui avaient libéré la Mort, et survécu. Quant à Percy… Frank ravala sa peur. Percy s’était laissé emporter par le glacier pour les sauver. « Le fils de Neptune coulera. »
Non. Frank refusait de croire que Percy était mort. Ils n’avaient pas fait ce long voyage pour perdre leur ami. Frank le retrouverait – mais il devait d’abord régler son compte à Alcyonée.
Il se projeta mentalement la carte qu’il avait étudiée dans le train d’Anchorage. Il avait une idée générale de là où ils devaient aller, mais le glacier n’offrait aucun point de repère. Il allait devoir se fier à son intuition.
Arion s’engouffra entre deux montagnes et déboucha dans une vallée hérissée de blocs de glace et de pierre, qui ressemblait à un énorme bol de céréales soufflées au chocolat, prises dans du lait gelé. La peau dorée du géant pâlit, semblant se changer en laiton. Frank sentit une vibration légère traverser son corps, comme si on lui posait un diapason contre le sternum. Il comprit qu’il venait de pénétrer en territoire ami – ils étaient de retour dans leur territoire.
— Par ici ! cria-t-il.
Arion obliqua sur le côté. Hazel trancha la corde et Alcyonée partit en glissant à toute allure – Frank sauta au sol juste avant que le géant s’écrase contre un rocher.
— Quoi quoi quoi ? s’écria Alcyonée, qui se releva brusquement.
Son nez était tordu et, si ses plaies avaient déjà cicatrisé, sa peau dorée n’avait plus le même éclat. Il chercha son gourdin de fer, qui était resté sur le glacier Hubbard. Puis il renonça et fracassa le rocher le plus proche d’un coup de poing rageur.
— Vous avez osé me faire faire un tour de traîneau ? ajouta-t-il.
Là-dessus le géant se crispa et renifla l’air.
— Cette odeur… une odeur d’âmes qu’on vient de souffler. Thanatos est libre, hein ? Bah, c’est pas grave. Gaïa contrôle toujours les Portes de la Mort. Alors, pourquoi m’as-tu traîné ici, fils de Mars ?
— Pour te tuer, dit Frank. D’autres questions ?
Le géant plissa les yeux.
— Tu es le premier enfant de Mars capable de changer de forme que je vois, rétorqua-t-il, mais ça ne veut pas dire que tu puisses me vaincre. T’imagines-tu que ton soldat de père t’a donné la force de m’affronter seul à seul ?
— Et pourquoi pas à deux contre un ? intervint Hazel, qui tira sa spatha.
Poussant un grognement, le géant se jeta sur elle, mais Arion l’esquiva en souplesse et Hazel lui érafla le mollet de la pointe de son épée. Un jet de pétrole noir s’échappa de la plaie. Alcyonée tituba.
— De toute façon, avec ou sans Thanatos, vous ne pouvez pas me tuer !
De sa main libre, Hazel fit le geste d’attraper. Aussitôt, une force invisible tira en arrière la tignasse entremêlée de pierres précieuses du géant. Hazel en profita pour se fendre vers l’avant, taillader l’autre mollet d’Alcyonée et battre en retraite avant qu’il ait repris son équilibre.
— Arrête ! cria le géant. On est en Alaska. Je suis immortel dans mon pays natal !
— En fait, dit Frank, j’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer. Tu vois, je n’ai pas hérité que de la force de mon père.
— Qu’est-ce que tu racontes, mauvaise graine de guerrier ?
— Le sens tactique, dit Frank. Le voilà, le talent que je tiens de Mars. On peut gagner la bataille avant même de la mener, si on sait choisir le terrain. (Il pointa du doigt derrière son épaule.) On a franchi la frontière il y a quelques centaines de mètres, on n’est plus en Alaska. Tu ne le sens pas, Al ? Si tu veux rentrer en Alaska, tu dois me passer sur le corps d’abord.
Lentement, le message monta au cerveau du géant et une lueur de compréhension s’alluma dans ses yeux. Incrédule, il regarda ses jambes : le pétrole coulait encore abondamment de ses plaies, teintant de noir la glace.
— Impossible ! tonna le géant. Je… je… Argh !
Il fonça vers Frank, résolu à rejoindre la frontière. Une fraction de seconde, Frank douta de son plan. S’il ne parvenait pas à recourir de nouveau à son don, s’il restait immobile, c’était la mort. Puis les paroles de sa grand-mère lui revinrent à l’esprit :
« Ça aide si tu connais bien la créature. » Oui.
« Ça aide aussi si tu es en danger de mort, engagé dans un combat, par exemple. » Oui aussi.
Le géant approchait. Vingt mètres. Dix mètres.
— Frank ? fit Hazel d’une voix inquiète.
— C’est bon, je contrôle, répondit Frank.
Il se concentra, fermement planté sur ses deux pieds. Et juste avant qu’Alcyonée ne l’écrase, il se transforma. Frank s’était toujours trouvé trop grand et balourd. Il puisa dans ce ressenti. Son corps enfla et prit des dimensions gigantesques. Sa peau s’épaissit, ses bras se changèrent en solides pattes avant. Des défenses lui sortirent de la bouche et son nez s’allongea. Il devint l’animal qu’il connaissait le mieux – celui qu’il avait nourri, lavé, soigné, et même rendu malade au Camp Jupiter.
Et Alcyonée heurta de plein fouet un éléphant de dix tonnes.
Le géant tituba, fit quelques pas sur le côté, poussa un cri de rage et chargea à nouveau, mais il avait tout du poids plume, face à Frank en mode pachyderme. D’un coup de boule, Frank renversa le géant, qui s’étala en étoile dans la neige.
— Tu… peux… pas… me tuer, marmonna Alcyonée. Tu…
Frank reprit son aspect normal. Il s’approcha du géant, dont les plaies dégageaient une épaisse vapeur dans l’air glacé. Les joyaux de ses cheveux tombèrent dans la neige en grésillant. Sa peau dorée craquelait de partout.
Hazel mit pied à terre et rejoignit Frank, l’épée à la main.
— Puis-je ?
Frank hocha la tête. Puis il plongea le regard dans les yeux furibonds du géant.
— Je vais te donner un tuyau, Alcyonée, dit-il. La prochaine fois que tu choisiras comme pays natal l’État le plus grand des États-Unis, ne t’installe pas dans la partie qui ne fait que quinze kilomètres de large. Bienvenue au Canada, imbécile.
L’épée d’Hazel se planta dans la gorge du géant, qui se disloqua et se réduisit en un tas de pierres précieuses.
Frank et Hazel, debout côte à côte, regardèrent les vestiges du géant se fondre dans la glace. Puis Frank ramassa la corde.
— Un éléphant, hein ? demanda Hazel.
— Ouais, fit Frank en se grattant la nuque. Ça m’a semblé une bonne idée.
Il n’arrivait pas à déchiffrer l’expression d’Hazel et redoutait d’avoir fini par dépasser les limites de ce qu’elle pouvait supporter dans le bizarre. Frank Zhang, balourd impénitent, fils de Mars, pachyderme à ses heures perdues.
Mais alors, elle l’embrassa – un vrai baiser sur la bouche, tout autre chose que le bisou amical qu’elle avait donné à Percy dans l’avion.
— T’es incroyable, dit-elle. Et en éléphant, tu es franchement énorme.
Frank se sentit rougir si fort qu’il se demanda si ses oreilles n’allaient pas fumer. Avant qu’il puisse répondre, une voix résonna dans la vallée :
« Vous n’avez pas gagné. »
Il tourna la tête. Sur la montagne la plus proche, des ombres mouvantes s’assemblaient pour dessiner le visage d’une femme endormie.
« Vous ne serez jamais rentrés à temps, dit la voix railleuse de Gaïa. En cet instant même, Thanatos vaque à la destruction du Camp Jupiter, à la mort finale de vos amis romains. »
La montagne gronda comme si les entrailles de la Terre riaient. Et les ombres se dissipèrent.
Hazel et Frank se regardèrent. Sans un mot, ils montèrent sur le dos d’Arion et repartirent à toute bombe vers la baie.